Le retour des balafrés (Twigg)

La soirée arrivait à peine. C'était le genre d'heure où tout le monde avait fini de travailler, mais où on ne pouvait pas encore qualifier le terme entre "souper" et "début de soirée". Néanmoins, les gens avaient déjà commencé à s'amasser dans les bars, soit à cause d'une journée de merde qu'ils voulaient oublier, soit parce que, bon, on ne se mentira pas, beaucoup de personnes sont alcoolique dans ce district. L'air dehors commençait à se rafraîchir de toute façon, alors pourquoi ne pas la réchauffer avec un verre?

Le démolisseur était là depuis quelques heures déjà. Ne comptant comme consommations qu'une bière et demi, il n'était pas encore avancer dans son délire éthylique, mais c'était déjà assez pour lui donner l'envie d'être joyeux. Il ne portait rien pour cacher son visage, cette fois. Tout reposait sur la table, sagement plié. Sur ladite table, ils faisait rouler Kathy, chantonnant tout bas. Peut-être à cause de ce détail précis, personne ne s'était assis pr;es du roux, ni aux tables adjacentes à la sienne. Le rouquin semblait s'en moquer, et c'était les faits. Il était habitué à la solitude, de toute façon.

quelques personnes lui jetaient des regards en coin, soit dérangés par son chantonnement un peu faux, soit sur les nerfs à cause de la grenade qui faisait des allés et retours sur le bois usé de la table. Dans tous les cas, on ne semblait pas apprécier le roux, autant par sa personne que par son apparence. Mais encore, il s'en moquait, loin dans sa bulle de légèreté, ponctuée de l'arrière-goût de sa bière.

Pourquoi ce bar en particulier? Twigg soupira en constatant qu'il n'y avait aucune raison valable. Il avait besoins d'un verre, tout simplement.

Avec la foule assez dense présente dans le bar, le militaire partageait sans le savoir la mauvaise humeur occasionnée par une journée de merde. Il aimait toujours autant la vie de militaire, mais... les choses avaient changées. Il n'avait plus la tête entièrement concentrée à l'ouvrage comme avant, il n'avait plus cette sérénité que possèdent seulement ceux qui n'ont rien à perdre. Résultat: il avait perdu une manche de combat... la première en quinze ans. Du sommet de sa fierté blessée et de la bosse mauve ornant son front, Thorry ne parvenait pas à savoir précisément si il avait perdu cette manche parce que son adversaire était meilleur que lui, parce qu'une pensée l'avait distrait à un moment crucial ou parce que ses putains de mains répondaient de moins en moins bien à sa volonté... Difficile à dire.

Quittant un bref moment ses pensées, le militaire se fraya avec difficulté un chemin jusqu'au comptoir pour commander un verre de whisky. Une fois sa consommation en main il se mit à arpenter la salle de l'oeil afin de trouver un endroit moins peuplé où il pourrait boire en paix. Il ne lui fallut que quelques instants pour remarquer la sorte de cratère présent au milieu de la foule. Intrigué, il s'approcha jusqu'à être en mesure de voir la grenade rouler doucement sur la table. Le sang de Twigg ne fit qu'un tour, mais il se calma bien vite en reconnaissant les traits défigurés du Dead Apo. Tiens tiens... il était sur de ne jamais le revoir, lui.

Lentement, sans faire de mouvements brusque, le militaire fit le tour de la table jusqu'à se placer devant le jeune roux.

"Je peux m'asseoir ici?"

Continuant de chantonner, le démolisseur fit de nouveau rouler sa grenade, sa fidèle Kathy, jouant avec sa bière à moitié pleine de l'autre main. Comme il avait l'air joueux, le petit roux insouciant.

Il n'était pas vraiment du genre à regarder qui entrait dans le bar, alors il ne remarqua pas vraiment le White Lance. Quelques autres clients semblèrent le voir, eux, murmurant des "il n'a pas froid dans le dos" ou simplement des "on est tous morts". Malgré toutes les paroles, ce ne fut que quand Twigg se planta devant le rouquin que ce dernier vit enfin qu'il était là. Il l'observa quelques secondes assez brèves, pour se mettre à rigoler, et faire de nouveau rouler Kathy.

- J'vois personne d'assis, alors les places sont libres! Fais-toi plaisir!

Il rigola de plus bel, coinça le goulot de la bouteille entre ses dents et laissa la gravité la vider, penchant la tête vers l'arrière. Une fois vide, il remit la bouteille sur la table, son regard vert pétillant.

- Si j'm'étais attendu à ce qu'on se recroise! En fait, bon, si je m'y étais vraiment attendu, j'aurais rien fait de différent, mais bon... Bonsoir!

Gloussant, il se remit à chantonner, un peu plus bas pour ne pas incommoder le militaire, faisant de nouveau rouler sa grenade d'un geste nonchalant.

Twigg eu un petit rire, qu'il espérait sincère, avant de prendre place devant le jeune roux. Ce ne fut qu'une fois assis qu'il remarqua la grenade... Un observateur attentif aurait put voir une petite hésitation dans le mouvement du soldat, comme s'il regrettait tout d'un coup d'avoir approché l'ex Dead Apo.

"Effectivement... le district a beau être relativement petit, je dois avouer que je ne m'attendais pas à te recroiser de sitôt."

Le militaire sembla se détendre un peu une fois bien assis. Une petite rasade de whisky aidant, il semblait lentement accepter le fait que quelqu'un puisse jouer avec une grenade à quelques centimètres de son visage. Pour une raison difficilement explicable, une fois la surprise passée Twigg n'avait aucune crainte par rapport à l'explosif. Après une autre rasade d'alcool, le militaire prit un petit moment pour regarder son interlocuteur.

"Ça fais un bail... mais t'as l'air d'aller beaucoup mieux que la dernière fois qu'on s'est croisé. Les choses se passent bien pour toi?"

D'excellente humeur, le défiguré ne se froissa pas de l'hésitation du White Lance. Plutôt, il baissa les yeux sur sa grenade quelques secondes, pour la déposer près de ses bière plutôt que de continuer de la faire rouler.

Les gens semblaient toujours surpris de le voir. Comme s'il aurait pu exploser du jour au lendemain! Peut-être, en fait... Il rigola sous cette pensée, pour rapidement se calmer.

- Ouais... On est toujours surpris d'me revoir. J'sais pas pourquoi...

Il haussa ensuite les épaules, pour se rendre compte qu'il venait de vider sa bière et en sembler déçu. Tant pis!

- Ça va mieux, ouais. J'ai comprit des trucs, j'me suis trouvé de quoi à faire... C'était mes deux problèmes, pis ils se sont réglés! Toi, t'as failli percuter d'autres roux entre temps?

Il rigola de nouveau, l'image l'amusant beaucoup.

Le militaire ne put empêcher un petit sourire de percer sur ses lèvres. Il avait vu beaucoup trop de militaire désœuvré faire des choses inqualifiables... il était content de voir que Rick avait survécût au refus de l'académie.

"Ha! Non... après la dernière fois j'ai installé des sifflets sous mon pare-choc. Comme ça ils figent au milieu de la route ou sur les trottoirs et ils sont plus faciles à éviter!"

Il continuait de siroter son double whisky, appréciant à sa juste valeur le goût du liquide ambré.

"Je profite de ma deuxième chance. Disons que je dois revoir un peu mon plan de vie au grand complet, mais... c'est peut-être pour le mieux.

Il prit un moment pour regarder le visage couturé de cicatrices et de brulures de son interlocuteur. Un éclat attira son œil, et sa propre image reflétée par son verre l'hypnotisa un instant. Y avait-il vraiment une deuxième chance pour les hommes comme eux? Pour les marqués? Il l'espérait.

"Tu dis que tu t'es trouvé quelque chose à faire? J'imagine que si t'as pas encore fais sauter le district c'est que c'est quelque chose de constructif..."

Entendant l'histoire des sifflets, le rouquin se mit à rire comme un fou, à gorge déployé. Il voyait un petit lapin roux qui se faisait passer dessus par une voiture, encore et encore, avec un petit bruit de "squeek" à chaque fois. Il finit par se calmer, se mettant, comme toujours, à tousser comme s'il allait mourrir. Rouge comme une tomate, il finit par retrouver son sérieux, sa respiration s'en retrouvant très sifflante.

- Ooouuuuh, tu vas me faire mourrir... Mais... On est comme des lapins. Maudites ptites bêtes qu'on est, les roux!

Il écouta ensuite attentivement le White Lance, croisant les bras sur son abdomen tout en s'adossant un peu plus à sa chaise. D'un geste nonchalant, il demanda gentiment à l'une des serveuses de lui emmener une autre bière, ne voulant pas se lever. Il pencha un peu la tête vers l'avant ensuite, donnant l'impression que son visage abordait un rictus cruel. Mais c'en était rien.

- On peut jamais vraiment prévoir ce qui va se passer, hein? Sinon... À quoi bon vivre si on sait déjà tout c'qui va arriver? Pourquoi un lirait un livre si on connait l'histoire? En espérant qu'tu vas en profiter, de ta deuxième chance... En avoir une, c'est rare!

La serveuse lui emmena sa bouteille, et il la remerçia d'un signe de tête, ignorant son air totalement dégoûté. Il la déboucha, pour verser un peu d'alcool dans le fond de sa gorge, sans en mettre partout. Se redressant un peu, il alla s'acouder à la table, faisant un "poc" métallique, pour rigoler tout bas.

- Ouais, on peut dire que c'est constructif... J'ai vraiment l'air de quelqu'un qui voudrait faire sauter le district? C'est ma seule maison, non? Pourquoi la faire exploser? Mais c'est constructif... J'fais plein de trucs avec mes ptites mimines... Rendu là, c'est pas moi qui va nous faire sauter!

Il se remit à rigoler, reprenant un peu d'alcool, pour examiner Twigg d'un regard scrutateur. Son regard pétillait, comme des émeraudes.

- Dis... Juste pour savoir... T'as quelle âge?

Instantanément il pensa que ce n'était pas très polis comme question, mais entendit immédiatement la voix de son père dans son esprit. Twigg eut un petit rire. S'il avait de tels réflexes, c'est qu'il faisait vraiment son âge.

"J'ai trente-cinq ans."

Il l'avait dit un peu comme si il venait tout juste de le réaliser. La plupart des gens ne dépassaient jamais la quarantaine dans le district. Mourir de sa belle mort était un luxe que bien peu de citoyens pouvaient envisager. Surtout quand l'emblème de l'académie figurait sur son chèque de paye. Ne voulant pas alourdir l'atmosphère, il se rattrapa rapidement.

"Mais j'comprend si j'le fais pas: la vie de militaire a tendance à bien nous conserver, pas vrai?"

Il ricana. Twigg devait être l'un des seuls humains de l'académie à avoir mérité dans tout les sens du terme le titre de "vétéran". Ça ne le rajeunissait pas mais pourtant... il ne se sentait pas vieux. Pas encore. L'air songeur, il observa un instant les traits de son interlocuteur. Un peu comme pour Twigg, les cicatrices rendaient difficile d'estimer son âge. Par politesse il retourna la question.

"De ton côté, tu ne dois pas avoir plus de trente ans, certainement... peut-être... vingt-quatre, vingt-cinq?"

Ça lui faisait drôle d'avoir cette conversation. Quelques mois auparavant il ne se serait même pas donné la peine de venir s'asseoir près de lui. Était-ce une bonne chose? Il haussa les épaules pour lui même. Ce n'était pas souffrant... et peut-être bien qu'une partie de lui appréciait d'être devenue un peu plus sociale.

Le rouquin le fixa, fronçant un peu son sourcil, comme s'il avait eu peur de le brusquer. Lui et son manque total de tact. Il avait perdu sa retenue avec ses lèvres, semblerait.

- Comme tu dis: tu fais pas ton âge. J'aurais dit quoi, trente max? Pas trente cinq. Mais bon. L'armée m'a pas si bien conservé que ça... C'est à cause d'eux si j'suis aussi laid!

Il gloussa, pour se reprendre un peu de bière, rattrapant de justesse une fine coulisse entre ses dents avec sa manche. Voyant que le White Lance était loin dans son esprit, il ne l'embêta pas, se contentant d'étudier le liquide dans sa bouteille, qu'il faisait tourner un peu. Entendant ensuite la question, il gloussa... puis figea. Quelle âge avait-il? Il alla fouiller dans une poche, pour prendre ses papiers et les étudier.

- Si mes papiers disent vrai... j'ai eu vingt neuf le mois passé. Ah. Bonne fête Rocket. Avoir su, j'me serais acheté un petit gâteau.

Il rigola de nouveau, visiblement facile à amuser. Le pauvre venait quand même d'oublier son âge...

Twigg haussa un sourcil, incapable de savoir avec certitude si le rouquin était sincère ou non. Trente ans? La plupart du temps même lui se regardait dans le miroir en s'étonnant de ne pas être plus vieux. En général, surtout à l'académie, on le regardait comme un genre de fossile, de survivant... et dans son dos on s'étonnait qu'il tienne encore une forme pareille. Il haussa les épaules. Ça l'avait toujours un peu amusé, cet air surpris que les nouveaux affichaient quand ils mordaient la poussière à côté de lui. S'il vieillissait... il vieillissait bien au moins!

Le militaire faillit se taper la tête contre la table en se rendant compte que c'était encore une fois le genre de blague que son père aurait faite. Ça devait être le Whisky... Quoi qu'il en soit, il fut un peu surpris de la réaction de Rick à sa question. Oublier son âge? Il devait avoir sous-estimé l'état dans lequel son interlocuteur se trouvait... où bien il avait manifestement plus qu'une bière dans le corps, ou bien à son naturel il avait subit plus de dégâts qu'il ne le laissait paraître. Il toussa, essayant de ne rien laisser paraître.

"C'est mon genre aussi d'oublier mes anniversaires... on dirait que quand on est seul pour le célébrer ça devient vite moins intéressant."

Un petit sourire aux lèvres, il leva son verre pour porter un toast.

"Un bon anniversaire Rick. Un peu en retard, mais tout de même... c'est sincère."

Sans lâcher son sourire, le militaire se demanda depuis combien de temps il n'avait pas fêté sa propre fête. Tellement longtemps... Peut-être qu'Avec Émilia et Mary ce serait différent cette année?

Le rouquin pencha la tête de côté, visiblement sceptique. Il avait de la difficulté à croire qu'un autre que lui pouvait oublier sa fête. Son jour de naissance. Celui de l'année d'avant, il l'avait passé au lit, sous la morphine... Il secoua doucement la tête, ne tenant pas à se rappeler de ça.

- J'en crois pas un mot, mais c'est pas grave. J'suis pas là pour juger, hum? J'ai toujours été seul pour les célébrer, sauf celui-là, pis j'les oublis pareil... Mais bon.

Il pencha la tête de côté ensuite, totalement confus. Quelqu'un levait son verre pour lui...? Le rouge lui monta rapidement au visage, et il baissa la tête, encore un peu abasourdi. C'était... Bizarre. Surtout venant de la part de quelqu'un qu'il ne connaissait qu'à peine et qui avait failli le tuer en le percutant.

- M-merci... J'sais pas vraiment quoi dire d'autre que merci...

Ne sachant quoi rajouter, il fixa son attention sur sa bouteille, qu'il vida d'une traite, n'en laissant couler nulle-part cette fois. Quelle soirée bizarre, décidément.